Le temps d'un battement de paupières et la clairière était vide. Quatre flèches mortelles s'étaient élancées sans bruit dans les dernières ombres de la forêt.
Il n'entendait pas le bourdonnement du sang battant à ses oreilles, ni le léger chuintement de son souffle régulier. Milamber déployait ses sens, amplifiés par la magie, dans toutes les directions. À droite, à vingt mètres, deux hommes... Il n'infléchit même pas sa course, ces deux là pouvaient remercier leur dieu de ne pas représenter un danger, se trouvant hors de son chemin... Cinquante mètres, devant, trois hommes... Un rictus mauvais étira son visage et ses mains se crispèrent sur le manche de ses dagues. Le temps était venu d'inverser les rôles... Le moment était là où le gibier devenait chasseur.
Jaillissant des fourrés presque sans un craquement, il bondit au milieu de ses proies. La première dague siffla et trancha la chair vulnérable tandis que la seconde se planta dans l'œil d'un des hommes qui s'effondra dans un spasme. Mil' en avait déjà lâché le manche et forma d'une pensée une aiguille d'énergie pure qu'il projeta vers la gorge du troisième individu, qui s'écroula à son tour, foudroyé, dans un grésillement de chair calcinée. La fièvre du combat, aiguillonnée par cette tuerie, s'embrasa encore davantage en lui. D'un geste souple, il se baissa, arracha sa dague du cadavre et en essuya la lame translucide sur la tunique de celui-ci. Puis d'un pas souple, il reprit sa course.
Courir, respirer, bondir, frapper et tuer. Voilà le rituel qui rythmait ses foulées. Combien étaient-ils déjà derrière lui à abreuver la terre de leur sang ? Il avait perdu le compte des morts et du temps écoulé depuis son départ de la clairière. Il avait déjà beaucoup puisé dans ses dernières réserves, malheureusement largement entamées par les combats de la journée, pour échapper au piège mortel tendu par leurs anciens alliés.
"Pas le moment de faiblir se morigéna-t-il, sinon tu n'avais qu'à t'allonger dans cette clairière et attendre le coup de grâce." Il serra les dents et concentra encore sa colère, cette vieille amie qui le transcendait à chaque fois. Et comme depuis des années, il la sentit toute proche, tapie dans les noirs recoins de son âme, prête à le soutenir.
"Sois l'ombre insaisissable, sois l'esprit indomptable, sois la mort pour les traîtres et les faibles..." Les dernières paroles de son maître résonnaient comme une litanie à ses oreilles. Il devait vivre, sa mission n'était pas finie. Il devait vivre, même s'il était le dernier, pour raconter la vérité et réclamer une juste vengeance. Là, devant, un groupe d'hommes l'attendaient, il sentit l'aura de leur force vitale avant de les voir. Un battement de cœur et il fut sur eux. Ses dagues reprirent leur ballet fatal, accompagnées de décharges magiques tout aussi mortelles. Les corps se tordaient et tombaient, sa rage hurlait et jubilait dans son crâne, sans plus aucune limite.
"Avance, esquive, frappe... et que pleuve le sang de mes ennemis !"
Soudain, un éclair déchira les ombres à sa droite. Mil' n'eut pas le temps d'esquiver, tout juste celui d'appeler un sort de protection. Une rune des tatouages de son cou flamboya tandis que se tissait instantanément une barrière magique. Hélas, il était trop tard et avant que les mailles de son tissage ne se resserrent, l'éclair le frappa violemment sur le côté de la poitrine. Heureusement, son sortilège avait absorbé une bonne partie de l'attaque sinon il aurait été coupé en deux, néanmoins il sentit une de ses côtes se briser et une vague de douleur obscurcit sa vision alors que le souffle de l'explosion le projeta au sol, où il roula sui lui-même en un réflexe désespéré. Il secoua sauvagement la tête pour tenter de chasser la nausée qui s'était emparée de lui. Se relevant péniblement, il distingua deux formes encapuchonnées glissant vers lui. Des Mages Noirs... Et merde, voilà pourquoi il ne les avait pas sentis. Pensée fugitive et amère pour Koko...
"Tu avais raison, mon ami, c'est finalement une belle nuit pour mourir..."
Les Mages renégats levèrent les bras et incantèrent pour porter le coup de grâce... Emporterait-il les deux avec lui ? Mil psalmodia le nom de ses ultimes runes, celles tatouées sur son cœur par son maître le jour de son accession au rang de Mage de Guerre. Il sentit l'air crépiter d'énergie magique autour de lui, le temps sembla suspendre son vol. Il se recroquevilla sur lui-même, prêt à encaisser la terrible déflagration qui allait fatalement suivre... C'est alors que, par dessus l'épaule de ses agresseurs, l'air sembla frémir. Une langue de feu incandescente engloutit les deux mages et les consuma dans un hurlement de douleur. La surprise l'avait à peine saisi que son instinct de survie reprenait le dessus. Il gagna aussi rapidement qu'il le pouvait encore l'abri précaire d'un tas de rochers, non loin de là. Vu la puissance de celui qui avait abattu les Mages Noirs, il n'était nullement question de prendre le moindre risque tant qu'il ne savait pas si c'était un allié. Fermant les yeux, il tendit ses pensées vers le nouvel arrivant et le sentit se déplacer vers lui. Il le devina qui approchait tranquillement des rochers. Un pas, puis un autre... Mil bondit en dégainant ses lames, culbutant de l'épaule une forme fluette, sur laquelle il s'écrasa dans un grognement de douleur, auquel fit immédiatement écho un juron proféré par une voix qu'il connaissait bien.
"Mufle ! Tu pourrais te montrer un peu plus doux avec les gens qui sauvent ta vilaine peau !
- Kairi ? s'exclame Milamber, incrédule.
- Ah, voilà la lucidité qui te revient, Chef, se moqua-t-elle. Je prends comme un signe positif le fait que tu te sois finalement aperçu que je n'étais pas un mulou.
- Bordel, que fais-tu là, tu étais censée mener les combattants de la guilde à l'abri et attendre mon retour ?
- Tsss, c'est un travail pour les petites filles ça, lui lança-t-elle dans un regard malicieux et un peu réprobateur. Et tu serais encore capable de te faire tuer sans l'aide de ton Maître Stratège... Enfin bien sûr j'ai vu que tu étais vraiment à ton avantage comme les deux Maudits, ce n'est pas comme si je t'avais sorti d'un mauvais pas..."
Et à nouveau ce regard mi-sérieux, mi-moqueur. Comme d'habitude, il se demanda ce qu'elle pouvait bien penser. Cette fille était décidément un mystère... Elle ne parlait jamais de son passé, elle était juste apparue un beau jour, sortie d'on ne sait où, pour lui proposer de la prendre au service de sa guilde. Il ne pensait pas que leurs chemins resteraient liés tout ce temps mais elle avait su gagner leur respect à tous. Elle était capable de courir après des futilités mais à côté de ça, sous son apparente fragilité, elle mettait une ardeur contagieuse au combat et affichait une volonté implacable pour atteindre ses objectifs. Ses talents de guerrière faisaient l'unanimité parmi ses amis comme ses ennemis, qui la redoutaient. Exactement comme à l'instant... Elle venait de tuer d'un sort deux puissants mages, et la seconde suivante, elle plaisantait avec une apparente insouciance. Il grimaça car un élancement de douleur lui vrilla les côtes, le faisant vaciller.
"Tu es blessé..."
Ce n'était pas une question.
"Montre moi ça."
Là c'était même carrément un ordre. Il fit passer sa côte de mailles par dessus ses épaules. De vilaines marbrures violacées marquaient son flanc droit. Kairi posa la paume de sa main sur les chairs meurtries et se concentra. Elle resta immobile quelques instants et murmura quelques mots inaudibles. Un léger fourmillement courut sous sa peau, suivi d'une onde de chaleur qui apaisa aussitôt la morsure de la blessure dans son corps. Ouvrant les yeux, elle lui sourit d'un air satisfait.
"Bon, dans l'urgence, je n'ai pas le temps de faire mieux.
- Ne t'inquiète pas, ça sera parfait, il faut se hâter, à l'aube nous seront trop facilement repérables."
D'un roulement d'épaules, il réajusta sa tunique de mailles et, sans attendre une réponse, il tourna les talons et reprit sa course... Il n'allait pas non plus attendre qu'elle le prenne par la main pour le conduire en sûreté, sa fierté n'y aurait pas résisté !
Se couvrant mutuellement, ils parcoururent à toute vitesse les dernières lieues les séparant de l'orée du bois. Des années à vivre ensemble d'innombrables batailles avaient créé entre eux une confiance et une complémentarité parfaite au combat. Les quelques rencontres qu'ils firent débouchèrent ainsi sur des combats vite expédiés. Mais enfin la liberté était là ! Et ce soir plus que jamais, liberté rimait avec vie... Aspirant une bouffée d'un air frais, qui lui sembla avoir un goût merveilleux, le Xelor tourna la tête vers sa compagne et croisa son regard. Un regard pour une fois empreint de sérieux... et peut être un peu interrogateur. Que vas-tu faire maintenant, semblait-elle lui dire. Elle le connaissait assez pour savoir qu'il n'était pas prêt à oublier de sitôt la trahison de la journée, celle qui avait failli coûter la vie à tous les hommes de son clan et qui avait déjà emporté tant de ses valeureux camarades. Et elle ne savait aussi que trop bien que dans ces cas-là, seuls des flots de sang pourraient l'apaiser.
La fixant avec une intensité qui la mit presque mal à l'aise, il murmura : "Merci." Dans ses yeux elle vit passer de l'estime - elle y était habituée - mais aussi un éclair qui la fit frissonner. Oh Dieu, elle plaignait presque leurs ennemis. S'éclaircissant la voix, elle chuchota à son tour.
"Mil, tu n'as pas à ...
- Merci, reprit-il. Et je ne parle pas que de ce soir. La fourberie de nos anciens amis m'a largement confirmé la valeur de ceux en qui j'ai placé ma confiance et qui s'en sont montrés dignes, jusqu'à leur mort, hélas, pour beaucoup d'entre eux."
Nouvel éclair de folie dans son regard. Oh Dieu miséricordieux, elle les plaignait vraiment.
"Ce qui ne nous tue pas... commença-t-elle.
- ... n'a aucune pitié à attendre de nous en retour, termina-t-il avec un sourire glacé qui ne se propagea pas à ses yeux. Une vieille plaisanterie entre eux deux.
"Allez Kairi, on a encore de la route à faire, j'ai rendez-vous à Bonta avec trois très bons amis."
Et il éclata de rire... Décidément, l'avenir était finalement plein de promesses.
